“Comme dit en classe…”
Elle s’interrompt en réalisant que le regard de l’étudiant divaguait au loin, comme son esprit sans doute.
C’était mal barré.

L’espace d’un instant Axelle faiblit. Que faire ? Que lui manquait-il en tant que professeur, en tant que personne, pour se faire entendre ? Non pas que chaque étudiant se fichait si ouvertement d’elle - encore heureux -, mais ils étaient tout de même un certain nombre.
Assez pour qu’elle doute de ses capacités.
Comme si elle avait besoin d’eux pour ça.

La demoiselle retint un soupir. Elle était habituée à cette réalité - son manque de charisme, sa voix trop faible, son assurance défaillante -, ce qui ne voulait pas dire qu’elle l’appréciait.
Ni même l’acceptait.
Axelle avait depuis longtemps décidé de changer. A son rythme.
Chaque jour elle défaisait pierre par pierre les murs construits par ses propres mains, à une époque où le monde la terrifiait.

Alors plutôt que d’abandonner, elle releva le menton. “Votre prononciation est importante, surtout tant que vous n’aurez pas appris les sorts inarticulés.” Ah, il avait l’air ennuyé. “Tout comme votre concentration.” D’ailleurs, voilà qu’il mastiquait son bonbon sans fermer la bouche… “C’est pourquoi-” Que ferait Marianne dans cette situation ? Ou Khris ?
Ou- “Campbell.”

Son coeur loupa un battement.

Axelle se retourna en sachant parfaitement qui était là - sa voix lui était familière, à force de prêter attention à sa moindre parole.
Non pas que le professeur Rasmussen soit bavard. Plutôt, elle était anormalement consciente de lui.

“Professeur…” Les vieilles habitudes ont la vie dure ; ils étaient tous les deux membres du corps enseignant désormais, mais s’appellaient comme si rien n’avait changé.
Comme si elle était encore l’étudiante qui l’observait depuis sa place.
Ses sentiments à son égard étaient aussi mélangés que maintenant.

L’ancien Auror mit un terme à la discussion d’une simple phrase, ce qui la soulagea tout en la frustrant. Elle aurait aimé trouver une solution, nouer un contact avec cet étudiant, lui faire comprendre que non son but n’était pas simplement de lui casser les pieds. Axelle aurait aimé pouvoir s’en sortir par ses propres moyens. Cependant il lui fallait bien admettre qu’elle était loin d’avoir la même prestance que lui.

Plongée dans ses pensées, l’assistante ne réalisa que trop tard que son élève avait pris congé. Elle était désormais seule avec Caïn, vers qui son regard se leva - au grand dam de sa nuque. “Non, ne vous en faites pas ! C'est à moi de m'excuser.” Répondit-elle précipitamment. Il n’avait pas à se faire pardonner pour ce qu’il venait de se passer, puisque c’était de sa faute à elle - celle de son incompétence.

Caïn proposa ensuite un échange de bons procédés auquel Axelle réfléchit un court instant - elle hésitait toujours à accepter de l’aide. “Si ça ne vous dérange pas… Je devais déposer tout ça dans la salle des professeurs. Pourriez-vous prendre un carton ?” Tout en demandant elle s’était un peu approchée pour lui faciliter la tâche. Quand il se pencha cependant, la jeune femme garda les yeux rivés vers son chargement - ils seraient un peu trop proches pour qu’elle puisse le regarder lui sans piquer un fard et perdre ses moyens.

Quand ils se mirent ensuite en route, Axelle demanda : “Vous allez faire des recherches pour votre cours ? Pour quelle année ? A quel sujet ?”
Elle était curieuse. En plus c’était une occasion d’en apprendre plus sur son métier aussi.
Et non, elle n’avait pas abandonné le vouvoiement de son côté.

Elle l’écouta exposer son idée en s’interrogeant ; à quel point était-il professeur ? A partir de quand l’ancien auror prenait-il la parole ?
Qu’avait-il vécu, pour affirmer qu’ils n’étaient pas prêts ?
Plusieurs fois Axelle avait été tentée de demander, sans jamais oser. Ils n’étaient que collègues, un professeur et son ancienne élève ; pourquoi voudrait-il lui en parler ? Lui raconter comment cette ombre était née dans son regard ? Saurait-elle l’assumer ? Lui avait les épaules larges (si larges) pourtant elles suffisaient à peine pour ce qu’il portait (ses peines).
Mais oh elle pourrait renoncer à son cœur pour guérir le sien.

“Ils comprendront.” C’était délicat, sincère. “Grâce à vous ils sauront faire le bon choix.” Axelle avait parfaitement confiance en ses capacités d’enseignant - en lui tout simplement. Il saurait leur montrer à quoi s’attendre pour empêcher ceux qui n’étaient pas prêts de se lancer dans une voie dangereuse.
Le professeur Rasmussen n’était pas des plus bavards, mais cela rendait chacune de ses paroles d’autant plus lourde de sens. Surtout pour ses élèves : il ne leur dirait jamais rien qu’il n’ait pas pesé avant pour être sûr de les aider au mieux. Cela aussi était une qualité que la demoiselle admirait. Ceux qui ne s’en rendaient pas compte perdaient au change.

D’ailleurs, Caïn revint ensuite sur ce qu’il s’était passé plus tôt. Axelle fit un effort conscient pour garder le dos droit en déglutissant bruyamment. “Je maintiens que c’était à moi de ne pas intervenir, et donc, de présenter des excuses. Je pense qu’on te fait déjà la remarque, mais tu n’as pas à t’excuser tout le temps. Tu n’es pas responsable de tout ce qu’il se passe autour de toi, Campbell.[/color]” Elle avait instinctivement baissé les yeux et manqua de le prononcer, ce mot qui lui venait trop facilement - mais elle ne souhaitait pas commettre cette erreur pile lorsqu’il la pointait.

D’où lui venait ce besoin de s’excuser systématiquement ? Peut-être avait-elle constamment l’impression de gêner, de prendre trop de place. Parce qu’avant, c’était le cas - ce qu’on lui faisait comprendre. Parce qu’elle était restée longtemps dans son coin, n’interagissant que rarement avec les autres - hors ses trois amis de toujours -, et qu’à force elle avait le sentiment d’avoir perdu sa place - comme aux chaises musicales. Qu’importe pour le moment ; notre assistante le laisse poursuivre.

“C’est une des raisons pour lesquels tu manques d’aplomb aux yeux des élèves. Le respect est une très bonne chose, mais les plus… pénibles, disons, y voient juste une faille. Deviens méchante avec eux. Tu ne feras jamais bien peur (il avait raison encore une fois et étrangement ça la soulage) mais tu as tout pour imposer le respect. D’après mes souvenirs, tu es une sorcière plutôt brillante…” Axelle devint confuse, n’étant pas habituée aux compliments même glissé dans un discours à tendance peut mieux faire ; ses joues rosirent un peu.

“Un petit sortilège sur un crapaud… ou un malheureux accident en cours qui n’engage à rien… rend juste une ou deux mèches roses… ça ne fait jamais de mal à personne.” Là par contre, la jeune femme releva un regard étonné vers lui. “Sinon, il y a les corvées. Récurer la salle des trophées à la brosse à dent, crois-moi, ça calme.”
Ce fut plus fort qu’elle.
Un rire fébrile l’agita doucement d’abord, pour s’accentuer ensuite. Axelle imaginait très bien la scène : Caïn annonçant la sanction avec un air impassible pendant que son élève se décomposait sur place. Puis Caïn passant dans la salle des trophées pour surveiller que le récurage avançait bien.

Mais surtout, elle ne s’attendait absolument pas à ce qu’il se mette à suggérer des idées de punition. Du coup l’enseignante ne savait pas si elle devait le prendre au sérieux ou si c’était une sorte de tentative pour dédramatiser. Alors elle décida que c’était un peu des deux.
Son souffle repris, Axelle posa sur lui des yeux humides de rire. “Excellente idée, je tâcherai de m’en souvenir.” Ses lèvres se tordirent alors qu’elle y repensait. Elle se fit violence pour contenir son hilarité.

Axelle poussa une grande expiration ; elle se sentait plus légère soudainement. Ça faisait du bien, de rire. Les mots de son aîné, aussi. Il était vraiment digne de confiance et, contrairement à ce que son apparence laissait penser, d’une gentillesse sans égal.
Elle savait, Axelle ; que son vécu avait bâti cette carapace froide, qu’une âme merveilleuse se cachait derrière (meurtrie).
Et oh qu’elle aimait cette âme.
Mais ça, c’était son petit secret.

“Merci beaucoup.” Est-ce que des mots suffiraient ? “Pour vos conseils et votre bienveillance.” Elle lui adressa un sourire. “Je dois encore travailler sur moi mais je pense avoir beaucoup de chance d’être dans cette équipe. Tout le monde se soutient.” Khris, Marianne, Morgane, son mentor le professeur Tyrgusson, même le directeur. Et lui, monsieur Rasmussen. Ils l’avaient déjà tellement aidée. Comment les remercier ? Pourrait-elle un jour leur rendre la pareille ?
Autant essayer.

“Pour ce cours… Pourquoi ne pas aussi leur faire visiter des lieux marqués par la guerre ? Il y a les ruines de l’école bien sûr mais aussi quelques champs de bataille. Je pense aussi que…” grands dieux elle allait vraiment le dire ? “Leur parler de vos expériences pourrait les aider à comprendre.”
Oui elle l’avait dit.
Prise de panique, Axelle rajouta précipitamment : “Bien sûr l’idée n’est pas de leur raconter votre histoire mais vous êtes bien placé pour leur parler des mages noirs et de la guerre alors je me dis que c’est dommage de ne pas partager cette expérience même si je peux aussi comprendre que vous ne souhaitiez pas en parler-”
Elle se tut soudainement, consciente de ne rien arranger. Finalement, un “Désolée” désespéré franchit ses lèvres.
Quelle idiote.

Ce silence l'assaille.
La sensation familière d’avoir tout gâché l'étouffe.

Ses lèvres traîtresses ne sont plus qu’une mince ligne rose entre ses joues pâles. Axelle elle-même n’est plus qu'une ombre longeant le mur, épaules voûtées, tête baissée - noeud de remords et de culpabilité autour de sa gorge, elle a du mal à respirer.
La jeune femme n'ose pas regarder son aîné. La peur de ce qu'elle pourrait lire sur son visage, dans ses yeux, l'en empêchait. Est-il déçu ? Blessé ? Agacé ? Allait-il lui dire de se mêler de ses affaires, de le laisser tranquille ? Prendre ses distances ?
Avait-elle tout gâché, alors que pour une fois elle avait la chance de passer un peu de temps avec lui ?

Axelle réalise soudainement que si tout avait bien fonctionné, elle aurait pu passer plusieurs heures au calme avec l'homme dont elle s'était éprise. Dans une bibliothèque quasi vide, car les élèves étaient en cours pour la majorité. Comme toujours elle était lente à la détente. Mais loin de faire naître des papillons dans son estomac, cette idée n'est plus qu'un tord-boyaux : est-ce que ce malaise allait durer tout du long ? Voulait-il encore de son aide, au moins ?
Pourquoi est-ce qu'il ne l'avait pas encore remise à sa place ?
Pourquoi n'avait-elle jamais les mots justes ?
Ses mains sont moites désormais, et sa silhouette plus recroquevillée que jamais.

Caïn soupire finalement, et s'il n'y met ni colère ni violence, elle ne peut s'empêcher de tressaillir. L’enseignante serra un peu plus fort ses affaires contre son torse en imaginant un millier de scénarios catastrophe, au point que ses paumes deviennent moites.
« Tu n’as pas tort. » Elle ferme les yeux, s’apprête à implorer son pardon à genoux, tout pour qu’il ne la déteste pas - pire, qu’il l’ignore -
Puis enregistre finalement.

Axelle a tout juste le temps de relever vivement le regard vers lui avant qu’il ne reprenne la parole. Mais elle ne comprend pas tout de suite : pourquoi des mots si tendres alors qu’elle a de toute évidence touché un point sensible ? Son faciès trahit son trouble, durant quelques instants. Le temps qu’elle réalise.
Quelle idiote. Quelle bourde. Pire qu’elle ne le pensait.
Comment avait-elle pu croire, ne serait-ce qu’une seconde, que Caïn n’avait jamais débattu avec ses propres démons ? Bien sûr qu’il avait conscience que son passé, aussi sombre soit-il, était une mine d’expérience. Qu’aujourd’hui encore il se cache derrière un masque d’apathie pour soigner ses plaies - cette profondeur insoupçonnée était une des raisons pour lesquelles elle était tombée sous son charme.
Et il se débattait avec tout ceci depuis assez longtemps pour avoir réfléchi à ce qu’elle venait de dire. Elle ne lui apporte rien, rien de plus que des conseils aussi inutiles qu’indiscrets.

Pourtant Caïn ne lui en veut pas. Au contraire, il trouve le moyen de trouver des points positifs. Il a tous les droits de la blâmer mais se débattait depuis assez longtemps pour ne pas lui en tenir rigueur. C’était à la fois très chaleureux et très solitaire - lui fend le cœur de peine et d'affection.
Les larmes lui montent aux yeux, rapidement chassées par quelques battements de cils.

« La prochaine étape, c’est de savoir le faire devant les élèves -qui sont, je pense, infiniment moins impressionnants que moi. » Sa dernière phrase lui arrache un rire timide - elle sent, Axelle, qu’il essaie juste d’alléger l’ambiance. Qu’il pense encore aux autres avant. “En même temps ce serait difficile, et je mentirais si je disais que vous ne m’intimidiez pas au début. Mais il suffit de vous connaître un peu pour savoir que vous êtes quelqu’un de bien, c'est juste que vous avez vécu des choses effrayantes qui vous ont forcé à s'adapter.” Après tout c’est l’instinct animal, non ?
S’adapter pour survivre.

Soudainement trop consciente de ses propos et de ses sentiments, la demoiselle rougit légèrement. Elle secoue vivement la tête en espérant que ça l'aiderait à revenir sur Terre, avant de murmurer. “Désolée, je parle encore trop. Oubliez s’il vous plaît.” Par chance ils étaient presque arrivés à leur première destination, la salle des profs. Une occasion parfaite pour détourner leur attention. Elle accéléra légèrement pour arriver avant lui, dans l’idée d’ouvrir la porte.