C’était une fin de journée comme les autres - dernière ligne droite, des élèves endormis ou distraits, la trotteuse qui ralentit.
C’était une fin de cours comme les autres - derniers conseils timides, essayer de se faire entendre juste un peu par-dessus les estomacs grondants. Axelle était seule cette fois-ci, le professeur qu’elle assistait habituellement avait dû s’absenter pour la journée. Il lui fallait donc faire preuve d’un peu de fermeté.

Heureusement les enfants de Baldr n’étaient pas les plus turbulents, au contraire la demoiselle avait des facilités avec eux - peut-être parce qu’elle en faisait partie, jusqu’à récemment. En tout cas ils ne comptaient pas autant de loups solitaires que les érudits de Loki et ne bougeaient pas dans tous les sens comme les disciples de Thor.

Quand sonna l’heure du repas, Axelle se détendit légèrement : la journée s’était plutôt bien déroulée, pour son plus grand plaisir. Elle salua les élèves qui se retirèrent en hâte puis, une fois seule, entreprit de réunir ses affaires et de ranger la salle à coups de baguette magique et d’huile de coude.

C’est alors qu’elle le trouva, abandonné à lui-même : un roman. Curieuse, l’enseignante déposa ses propres livres pour retourner sa trouvaille et la feuilleter un peu. De toute évidence il n’avait pas été emprunté à la bibliothèque, il n’y avait aucun nom ni aucune marque dessus. Ne lui restait plus qu’à retrouver celui ou celle qui s’était assis là.
Si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, c’était…

Une fois le nom et le visage de l’étudiant en tête, Axelle se dépêcha de le retrouver. Ce n’était peut-être pas pressé, mais on ne sait jamais. Il pourrait s’inquiéter de ne pas retrouver son livre. Et puis s’il comptait se rendre dans sa chambre, mieux valait l’intercepter avant.
Quand la tignasse bleutée apparut dans son champ de vision, visiblement pressé vu l’allure à laquelle il marchait, Axelle tenta de le ralentir avec un “Monsieur Connor !”
Premier essai loupé.
“Monsieur Connor !” Réessaya-t-elle, un peu plus fort.

Cependant le jeune homme ne se retournait toujours pas et Axelle était de plus en plus nerveuse. Devait-elle courir pour le rattraper ? C’était un coup à se casser la figure avec toutes ses affaires plus un bouquin qui ne lui appartenait pas. Attendre de le recroiser ? Entre-temps il allait peut-être chercher ce roman et s’inquiéter. En désespoir de cause, la jeune femme fit une dernière tentative.
“Monsieur Connor, votre livre !”
Pourquoi sa voix ne portait pas comme elle le souhaitait ?

Enfin il se retournait. La brusquerie de son geste la fit piler bien qu’une certaine distance les séparait encore, mais Axelle était soulagée qu’il se soit arrêté.
Par contre, maintenant qu’ils étaient face à face et qu’il la regardait droit dans les yeux - puis maintenant qu’il n’y avait plus d’urgence -, elle n’était pas à son aise. Annibal Connor était de ces fils de bonne famille dans le monde magique, ces enfants entraînés à ne jamais douter d’eux. Tout le contraire d’une née moldue, fille d’une pâtissière et d’un marin, avec quelques soucis d’estime personnelle.

Durant les cours notre assistante avait assez à faire pour oublier ce genre de différences, mais là c’était plus difficile.

Axelle resta immobile tandis que le plus jeune s’approchait. Le silence la pesait un peu, mais lorsqu’elle essaya de le briser seul un “Il est là…” discret franchit ses lèvres.
Ouah, c’était encore plus gênant. Pour fuir l’embarras elle baissa le menton vers le roman - un ouvrage qu’elle avait lu quelques années plus tôt et avait apprécié. Est-ce qu’ils étaient deux ?

Quand Annibal prit enfin la parole, la demoiselle releva le regard vers lui. “Oh, pas de souci ! L’important c’est que vous récupériez votre livre.”
Elle tendit justement ce dernier vers lui et esquissa un sourire lorsque l’étudiant s’en saisit. Ensuite, Axelle prit son courage à deux mains. “Vous aimez ce roman ?”
Elle était curieuse, après tout. Et puis c’était le genre d’enseignante qui pouvait s’intéresser à ses élèves au point de s’oublier et voulait se rapprocher d’eux, quels qu’ils soient - la diversité était l’une des richesses du monde après tout.

Son roman préféré ! Axelle ne savait pas ce que cela représentait pour lui, mais elle rangea l’information dans un coin de sa mémoire - l’une des quelques fonctions efficaces chez elle. La demoiselle ne regrettait pas d’avoir demandé. Et puis, s’ils avaient tous les deux apprécié ce livre, peut-être qu’ils n’étaient pas si différents.

C’est dans ce genre de pensée naïve qu’elle était plongée, lorsque l’étudiant posa à son tour une question.

Son élan de joie retomba bien vite pour laisser place à une surprise visible.
Seulement de la surprise ? Alors pourquoi ce palpitant instable et ces paumes moites ?
Axelle l’observa quelques secondes, partagée entre un vide inquiétant et un dangereux maelström. Que cherchait-il ? Que devait-elle répondre ? Qu’allait-il en penser ? Que pensait-il d’elle ? Trop de questions, trop de réflexion, trop.
Et elle, que pensait-elle de lui ?
Réactions en chaîne - Annibal avait marché sur une mine sans le savoir.

Finalement Axelle prit une grande inspiration, puis lui adressa un nouveau sourire. Ni triste, ni joyeux, juste courageux. Un peu désolé, aussi - quelle enseignante pitoyable elle faisait, pour qu’ils en arrivent là. L'assistante ne prétendait pas être la plus douée des recrues, elle s'en pensait même loin. Mais au moins, elle aurait aimé que sa passion prône sur son mal-être - partager on entrain plutôt que ses craintes.
Sinon, pourquoi avoir entamé cette carrière ?
Autant s'excuser auprès de ses étudiants pour la gêne causée et trouver une autre voie.

Mais elle ne ferait que fuir, pas vrai ? Comme quand elle se réfugiait dans les toilettes, un livre pour seule fenêtre, parce que la réalité était dure à supporter. Et Axelle ne voulait plus se cacher. Axelle voulait changer.
Ce soir ça commençait par affronter le regard d'Annibal - dont la neutralité la rassura, étrangement.

“Je suis vraiment désolée si c’est l’impression que je vous ai donné, elle passa nerveusement une main dans sa nuque même si vous n’avez pas tout à fait tort. Mais je n’ai rien contre vous, ni contre aucun de mes élèves d’ailleurs. Et j’espère que les cours n’en ont jamais pâti. N’hésitez pas à me le dire si c’est le cas, je compte bien prendre vos remarques en compte pour m’améliorer.” Sa motivation renouvelée par cette déclaration, Axelle s'en servit comme tremplin et rajouta : “Est-ce que vous auriez des suggestions à me faire ?”

Après tout, peu étaient aussi bien placés pour juger de son enseignement que ceux qui le recevaient. Et puis peut-être aussi qu’elle espérait comprendre un peu d’où lui venait son assurance.
Peut-être qu’elle était un peu envieuse, au fond, Axelle.
Sûrement.